lundi 7 mai 2018

Duke to the roots


Mardi 1er mai.
Etape 1/3 : Fleurieux – Vals les Bains ; 340 km
 

C’est donc parti pour ce petit périple en moto et en solo. Les cols des Alpes étant fermés à 80% et la météo annoncée vraiment pourrie, j’ai décidé la veille de modifier mon parcours. L’idée est donc de rejoindre mon village natal, St Chinian, par les routes secondaires de la Loire, de l’Ardèche, des Cévennes et du Haut Languedoc. A vue d’œil un peu plus de 1100 km sur 3 ou 4 jours. Je n’ai réservé que la première nuit à Vals les Bains. Je pars avec une sacoche réservoir KTM qui contient un U, un litre d’huile moteur, la combinaison de pluie et les cartes routières. Ben ouais je suis un vieux moi, j’aime bien avoir une carte Michelin avec du stabilo dessus. Et un sac à dos de rando avec quelques vêtements de rechange. C’est parti. Je démarre à 9h10 de Fleurieux et descend à l’Arbresle gonfler les pneus. 2 bars à l’avant et à l’arrière. Le pneu avant est neuf, il n’a que 30 km, on y va doucement. J’ai remis du Sportec M7RR, la monte standard, dont le pneu d’origine a atteint 11700 km (le pneu AR ayant lui été changé à 8500 km)
La météo n’est pas terrible, les nuages au sud tirent une sale tronche. Arrivé à Vaugneray j’aperçois un panorama sombre qui n’a rien d’engageant dans la direction où je me rends. La flotte est toute proche, aussi je m’arrête pour enfiler la combinaison de pluie. Quelques kilomètres plus loin, entre Yzeron et St Martin en Haut il pleut par intermittence. Je roule en mode tranquille, finissant de roder le pneu avant sans chercher les ennuis. Je me dis qu’il vaut mieux prendre la pluie maintenant, sur des routes proches de la maison et que je peux emprunter quand je le souhaite.
St Chamond puis St Etienne, je bifurque sur la N88 juste sur quelques kilomètres avant de prendre la sortie pour le Pilat. Comme je quitte St Etienne et que la route monte en altitude, la température en prend un coup. Le brouillard s’en mêle. Je commence à me dire que le Pilat un 1ermai ça reste peut-être un peu froid. Les bords de route blanchissent, le brouillard s’épaissit. Je suis une voiture qui avance assez bien, me repérant à ses feux arrière pour distinguer la route. Arrivé au Bessat, je décide de redescendre plus directement que prévu à Bourg Argental par la D29.

Le brouillard s’estompe mais la pluie refait son apparition puis disparait le temps d’une accalmie à Bourg Argental. Pause déjeuner dans le seul bar ouvert du centre. La manifestation du 1er mai est terminée, les vendeurs de muguet s’éparpillent dans les ruelles comme autant d’oisillons aux ailes trempées.
Je suis transi de froid, et je conserve ma combinaison de pluie, commande un café allongé que je tiens dans mes mains, jouissant de la chaleur de la tasse contre ma peau. Heureusement que j’ai choisi de partir en gants d’hiver ! Après trois heures de pluie ou presque, j’apprécie cette parenthèse de chaleur. Les tables voisines parlent en arabe. Les conversations s’égrènent sur un ton doux, les visages des hommes paraissent détendus, heureux de partager un moment simple ensemble. L’un d’eux caresse les grains sombres de son chapelet posé sur ses genoux. 
Je prends conscience que soudain le temps revêt un costume inhabituel. Il se drape d’un tissu nouveau qui ne correspond à aucun de ses codes usuels. Je deviens un étranger dans un quotidien anonyme. Ne plus être roulé dans le charivari des contraintes, se sentir gagner par la sensation illusoire mais bienfaitrice de devenir maître d’un petit quelque chose de précieux. Un croque-monsieur plus tard, je repars toujours sous la combinaison de pluie qui m’offre une couche supplémentaire contre le froid en plus de me protéger de la flotte. Annonay puis Satillieu, Lalouvesc, Col du Marchand, D532 jusqu’à St Félicien puis j’embraye sur la D578 afin de rejoindre Lamastre. La pluie ne s’arrête pas, mais cela ne vient même pas entacher mon bonheur. La vivacité et la légèreté de la KTM pardonnent beaucoup de choses et on se sent à l’aise en toutes circonstances. Je crois bien n’avoir jamais roulé aussi détendu dans des conditions de routes tortueuses et humides comme celles-ci.

Après Lamastre, direction le Cheylard puis St Etienne de Valamas. La dernière fois que je suis passé ici c’était en courant l’Ultr’Ardèche en 2013 (course à pied non-stop de 216km sur goudron). Je repense avec un peu de nostalgie à cette époque où j’étais beaucoup plus coureur et beaucoup moins motard qu’aujourd’hui. Il y a toutefois quelque chose de rassurant à constater que les paysages changent moins vite que les hommes. Les humeurs passent, les panoramas restent. 
La pluie a décidé de s’accorder une trêve. La route s’accorde le droit de se présenter sèche et j’en profite pour augmenter le rythme. La combinaison du pneu neuf à l’avant ainsi que des nouveaux réglages de fourche et d’amortisseur arrière travaillés la veille se révèle aux petits oignons. La moto ne bouge plus, elle est rivée au sol et reste sur l’angle comme j’avais oublié qu’il était possible de le faire.

Une fois passé Fay-sur-Lignon je calme le rythme pour me lancer à l’assaut du Mont Mézenc. La D410, étroite se révèle bientôt cernée par le brouillard et comme je monte plus près du sommet par de la neige au centre de la route et sur les bas-côtés. Le froid me saisit et au sommet du Mézenc je ne m’arrête pas pour participer à la bataille de boules de neige qu’ont improvisé des promeneurs. 

La redescente sur Les Estables est plus calme mais je repars sur le Gerbier de Jonc sur la D378. Les images de l’Ultr’Ardèche me reviennent en mémoire, voilà ici aussi cinq ans que je ne suis pas passé à cet endroit. Pour fêter ça, une neige fine et perturbée par le vent se met à tomber. Le temps d’une photo souvenir et je repars en direction de Ste-Eulalie. La D116 est tranquille jusqu’au Lac Ferrand et permet de retrouver un climat moins hivernal. Ensuite… Ensuite il y a environ treize kilomètres de pure folie. La descente jusqu’à Montpezat s/s Bauzon se révèle une authentique boucherie. Une orgie de virages où je pète un câble.
Encore une fois seul au monde, la route pour moi, j’ouvre les gaz comme un petit goret. GAZ à tous les étages, j’incline la moto comme un sagouin dans les épingles, je soude la poignée droite comme un sourd à la sortie des courbes, en 2ème la roue avant se déleste, et le moteur à 5000 tours minute ronronne comme un dingue, il en veut toujours plus. Cette moto est tellement facile et joueuse, on a l’impression d’être un pilote alors que c’est elle qui fait tout. Je rigole comme un gosse sous mon casque, je me sens libre et vivant comme cela ne m’est plus arrivé depuis longtemps. Un grand moment qui restera longtemps dans ma mémoire. 

Après Montpezat il est temps de se calmer un peu. De toute façon la route que j’ai choisie ne prête pas aux hautes vitesses. La D343 entre St Pierre de Colombier et Juvinas est à la fois minuscule, défoncée et à pic. C’est la première fois que j’y passe en moto mais celle-ci aussi je me l’étais envoyée en courant lors des deux éditions de l’Ultr’Ardèche. Les morceaux de goudron ouvragés par le temps dessinent des mosaïques de couleurs disparates, et me reviennent en tête des souvenirs gravés en moi, de cette époque où j’étais ultra marathonien. C’est avec ce genre de fils temporels que notre mémoire tisse au gré des paysages traversés que l’on prend conscience des années qui défilent et des morceaux d’être humain qui mis bout à bout constituent celui que nous sommes.


Le ciel a décidé de se montrer magnanime et la pluie est partie s’intéresser à d’autres horizons. Je descends jusqu’à Vals les Bains avec une météo enfin clémente et presque ensoleillée en cette fin de journée. J’ai loupé la route pour Antraigues, tant pis pour moi, je coupe le contact devant l’hôtel après 340 km et la satisfaction d’une belle première journée malgré l’humidité et le froid.

Après une bonne douche bien chaude, je pars me promener à pied dans Vals les Bains. Je monte dans la vieille ville, emprunte un escalier pour déboucher au sommet de la tour. En dessous, enchevêtrement de toits et autour, les collines vertes qui tiennent en respect quelques nuages lointains. Dans l’unique bar ouvert un 1er mai à dix-huit heures trente, deux tables faméliques où les clients consomment de l’eau locale. La cité est calme, silencieuse, à peine troublée par le ronronnement doux de la Volagne qui la traverse. Je m’arrête un moment pour observer la rivière qui rebondit entre les cailloux clairs à moitié immergés. Un fleuve ou un torrent donne aux villes un visage plus doux. Une rivière trace son sillon et sculpte une histoire aux paysages qu’elle façonne. Une ville qui en est privée ne se fige pas dans nos mémoires avec la même prégnance. Sans eau, il n’y a plus que l’aridité d’un temps dépourvu de repères.

Le soir je mange un repas léger au restaurant de l’hôtel. Peu de clients, thermalistes pour la plupart. Ambiance hors saison : les gens sont détendus mais réservés. Voyager seul intrigue autant que cela alimente l’imagination des gens. Plusieurs fois on me demande si je suis là pour le travail. Et face à la réponse négative que je fournis, je devine les regards étonnés, vaguement gênés peut être. L’âme humaine rêve de liberté. 

Mercredi 2 mai.
Etape 2/3 : Vals les Bains – St Jean du Gard ; 400 km
La nuit a été réparatrice. Je suis frais et reposé au moment de remonter sur la moto un peu avant 9h du matin, après un bon petit déjeuner. Hier soir avant de dormir j’ai décidé de rallonger l’itinéraire prévu aujourd’hui. Les Gorges de l’Ardèche sont au programme mais je vais faire des détours pour les rejoindre.
Après avoir quitté Vals les Bains, je m’offre un moment au réfrigérateur comme je grimpe le Col de la Chavade. La température chute brusquement et les virages serrés et rapides ne me réchauffent pas. Je monte à un bon rythme en enroulant, le goudron est irrégulier mais la route est large. 

Arrivé au sommet, je m’engage sur la petite D239 qui emprunte le col du Pendu. Le panorama est spectaculaire sur cette route déserte située à 1400 m d’altitude. Les montagnes au loin jouent un dégradé de bleus et de verts. On devine les montagnes de Lozère au loin, où la neige et les éoliennes se disputent la pureté d’un blanc illusoire.

Comme la route redescend sur Largentière, les virages s’enchainent, la route se fait plus étroite et comble du bonheur, la température progresse. En quittant les altitudes, les arbres gagnent en densité sur le côté de la route. Je croise pas mal de cyclistes mais aucun motard. Etonnant car cette route qui tournicote à flanc de montagne s’y prête bien. 
Une fois de plus je me fais la remarque qu’équipée d’un pneu avant neuf la Duke est hyper précise. C’est incroyable comme je m’étais habitué au comportement imprécis de la moto avec un pneu neuf rincé. Je prends conscience du plaisir XXL que je prends depuis la veille et je me demande à quel point cette moto y est pour quelque chose. 
Non en fait je ne me le demande pas, je le sais. C’est pour cette raison qu’en mars 2015 en revendant la Ducati 1000 SS, je m’étais tourné vers la Duke R. Justement pour des routes dans ce genre, qui tournicotent et avec une moto légère qui vise avant tout le fun. 
Un monocylindre sans protection au prix d’un multi cylindres mieux équipé, ça avait pourtant tout de l’erreur de casting. Preuve est faite depuis hier matin que je ne me suis pas trompé. Je le savais déjà pour m’être offert quelques balades dans le Beaujolais. Mais comme les kilomètres s’enchainent depuis hier matin, je prends en main pour de bon cette moto ou plutôt cette usine à sensations. 
La route entre Largentière et Ruoms s’apparente à ce que j’appelle de la liaison. Ce n’est pas amusant, ça ne tourne pas beaucoup, mais c’est nécessaire pour rallier le prochain spot à virages. Le soleil est de la partie, il n’y a pas une goutte de pluie à l’horizon. Le trafic toujours aussi léger. Avantage d’un roadster de 690 cm3 : dans les lignes droites roulantes, facile de se caler à une vitesse réglementaire, ni frustrant ni pénible. 
Passage rapide à Vallon Pont d’Arc où je fais le plein dans un 24/24, consommation toujours ridicule, en roulant comme un petit goret, un petit 4 litres aux 100. Comme je m’y attendais, le changement de réglage du moteur pour passer du mode standard au mode sport ne se traduit pas par une consommation accrue.
De toute façon, vu le réglage en question, le contraire aurait été étonnant. D’ailleurs à la conduite je n’ai pas ressenti une réponse beaucoup plus directe à la sollicitation du poignet droit. Marketing pour justifier l’appellation R plus qu’autre chose. 
Je prends la route de St Remèze puis arrive à Bourg St Andéol en surveillant qu’il n’y ait pas une camionnette bleue planquée sur le bord de la route. C’est un peu trop roulant à mon goût. Bourg St Andéol est atteint vers 12h30. Une pause déjeuner à la terrasse d’un snack me parait une bonne idée. « Tout est fait maison ici » m’annonce la patronne, en ajoutant que je ne vais pas être déçu. Quiche lorraine maison en entrée, caillettes maison en plat, avec fromage, melon et charcuterie, le tout pour 12 euros, n’en jetez plus ! Le café est nécessaire pour trouver l’énergie pour repartir.

Gorges de l’Ardèche. En préambule un panneau immense représentant une moto surmontée de l’inscription « Trop d’accidents, prudence ! » annonce la couleur. La dernière fois que j’ai roulé ici, j’avais la Ducati JBT ; quinze années au bas mot, ça calme. Je repense à la Net Concentre 1999 et je cogite sur des souvenirs envolés avec une pointe de nostalgie qui fiche des vertiges dans le ventre. Je me dis que le temps passe décidément trop vite. 

Les gorges de l’Ardèche sont désertes. Je ne croise que quelques rares voitures d’étrangers en balade. Lors d’un arrêt photo à un belvédère, je laisse passer un couple de septuagénaires Hollandais en Prius qui siffle. Chaque fois que je vois une Prius, je pense à Leonardo Di Caprio, sans savoir pourquoi.
J’ai un peu sommeil, la digestion est compliquée, alors je m’arrête à deux autres reprises pour profiter des points de vue. Et aussi pour me rappeler que le Grand Canyon rend toutes les Gorges du monde minuscules comme la gueule ouverte d’une souris.
C’est étrange, dans mon souvenir les Gorges de l’Ardèche étaient plus longues à parcourir. Un peu comme ces jardins que l’on voyait immenses étant enfant et qui deviennent étriqués lorsqu’on les retrouve une fois adulte. 


Liaison jusqu’aux Vans. Je retrouve des souvenirs de différentes époques comme autant de petits cailloux semés dans ma mémoire envahie de fougères et de ronces. La route entre Villefort et les Vans fait partie des grands moments de moto partagés il y a dix-huit ans avec une bande de joyeux drilles. Itinéraire mythique dont la seule évocation suffit encore aujourd’hui à allumer le regard de ceux qui y ont participé. Je me fais une joie à l’idée d’y reposer les roues avec la Duke. Et après deux virages seulement, l’agilité de la KTM me confirme que le monocylindre y fait merveille. Le rythme est élevé sans jamais perdre le contrôle, dans mon souvenir j’avais souvent roulé ici un peu au-dessus de mes pompes à l’époque et pas forcément plus vite. Ou alors j’ai oublié, difficile de savoir. 
Avant de rejoindre Villefort, je bifurque à gauche en direction de Génolhac. La route est plus large, les courbes plus rapides. Je maintiens un bon rythme même si je préfère les petits enchainements serrés qui ont précédé. La KTM ne peut pas faire valoir sa légèreté et son agilité dans ces grandes courbes mais je me farcis tout de même un touriste en Honda quelque-chose. Dans les bouts un peu trop rectilignes, je coupe les gaz pour me maintenir à une vitesse presque légale. En passant dans une grande courbe à droite, j’aperçois une silhouette insolite sur le bord de la route. L’instinct me fait freiner et deux secondes plus tard cette jeune biche traverse devant mes roues. Je l’observe disparaitre dans les bois et je repars.

Me voici à Alès où je cherche un petit peu ma route avant de me diriger vers Anduze, moment venu pour un café bienvenue après cette nouvelle orgie de virages. La moto est un jouet et le père Noël passe un 2 mai cette année. Je retrouve la folie de mes vingt-cinq ans. Décidément l’âge n’arrange rien aux pulsions de l’âme.
La route entre Anduze et St Hippolyte du Fort ne revêt aucun intérêt et les traversées de Tornac et Durfort sont oubliées aussitôt accomplies. St Hippolyte rejoint, je bifurque au nord pour atteindre St Jean du Gard, petit patelin rendu célèbre par Stevenson qui y fit étape pendant son périple avec Modestine. L’hôtel que j’ai réservé la veille est situé en bordure de la route, juste à la sortie du village. Je gare la moto et coupe le contact : 400 km exactement effectués aujourd’hui. Je pose mes affaires dans la chambre située au cœur d’une terrasse bucolique et verdoyante. La fin de journée est agréable dans ce cadre champêtre en bordure du Gardon qui passe devant l’hôtel. Je vais marcher un petit moment le long du Gardon, puis je m’offre une bière. Et j’assiste, serein, à la tombée du jour depuis le jardin.

Jeudi 3 mai.
Etape 3/3 : St Jean du Gard – St Chinian ; 512 km

Je suis réveillé tôt. Les quelques douleurs aux cervicales ressenties la veille au soir ont disparu. Je règle la chambre puis je me mets en route. Il est 8h10, le temps d’un petit passage par le centre de St Jean du Gard pour m’offrir un café et un croissant. Un peu après 8h30 je m’élance pour la corniche des Cévennes toute proche. Je n’ai jamais roulé ici en moto ou alors j’ai oublié. Peu probable. Après une poignée de kilomètres, la route se fait viroleuse et le rythme augmente de façon irrémédiable. Encore une fois, presque pas de trafic et je roule quasiment seul. La route est sèche mais encore une fois la route monte et je dois m’arrêter pour enfiler une polaire. J’en profite pour prendre une photo de ces plateaux cévenols encapuchonnés de nuages obtus en lambeaux. 


Col de St Pierre, Col de l’exil, entre deux courbes, les panoramas se chargent de dégradés de bleus, de nuances de verts. Avant d’atteindre le Col de Solpière, la route devient rectiligne, je ralentis et je profite de la vue sur les Causses à l’ouest. J’ai froid, les gants d’hiver restent de rigueur. Je m’engage sur la bien nommée D996 et amorce la descente sur Meyrueis où je m’offre un café. Un couple en Ducati Multistrada se prépare à prendre la route lorsque je repars via la D986 pour rejoindre le Mont Aigoual. Le vent se lève au fur et à mesure que je me rapproche du sommet. La dernière fois que je suis passé ici en moto je roulais en Africa Twin, voilà plus de douze ans. Arrivé à 1500 m d’altitude, le vent est démentiel et pousse des colères noires. Il souffle en tumultes ramassés et compacts, poussant la moto sur le bas-côté de la route comme s’il s’agissait d’une simple feuille. Sensation de fragilité absolue. Aussi je ne coupe pas le moteur et me contente d’un coup d’œil circulaire devant la station météo. De toute façon le panorama n’a rien de spectaculaire, la faute au plafond nébuleux qui conjugue les teintes obscures.

La descente jusqu’au Vigan se révèle un bon moment de plaisir simple. Les virages de la D48 sont variés, parfois serrés et rapprochés, parfois plus larges et rapides mais toujours propres. La route est déserte, pas un chat à l’horizon. Seules les rafales de vent violentes perturbent un peu le jeu et obligent à adapter les trajectoires en conséquence pour rester à l’écart des bas-côtés. Pas de quoi entacher mon plaisir pour autant. Nouvelle pause-café sur une terrasse du Vigan où le thermomètre gagne enfin quelques unités.

Je reprends le guidon. J’ai décidé de m’offrir un petit détour par le cirque de Navacelles. Petite marche jusqu’au belvédère pour une photo et je repars. Route de liaison étroite, la D25 permet de cheminer gentiment dans les paysages caractéristiques du Sud Larzac : herbes sèches et amas minéraux.
Dans la descente sur Lodève, je rattrape une moto immatriculée en Allemagne. Une Africa Twin avec valises qui enroule à un bon rythme. Je me colle derrière, juste ce qu’il faut pour me faire voir. Le pilote accélère mais à chaque virage, la moitié de la moto frotte par terre avec étincelles et raclements. Dans un gauche qui se referme, il doit freiner comme un goret pour éviter de se sortir et finalement s’écarte pour me faire signe de passer. On s’est bien amusé. Décidément c’est beau l’amitié franco-allemande.

Me voici à Lodève. Deux tours de ville infructueux plus tard, je trouve refuge dans une pizzeria à la sortie de la ville. Il est 13h00, l’estomac réclame un peut de considération…. Une pause de cinquante minutes plus tard, je repars en direction du Bousquet d’Orb où je bifurque sur une petite route bucolique et viroleuse à travers les gorges de l’Orb. La D8 est elle aussi déserte, je m’offre une montée dynamique jusqu’à Ceilhes et Rocozels après avoir traversé l’agréable station d’Avène les Bains. 

Ceilhes : la température chute à nouveau, la faute au vent glacial et à l’absence du soleil qui a préféré aller voir ailleurs. La montée du col Notre Dame est un peu perturbée par le mauvais revêtement. Au passage du col, changement de département entre Aveyron et Hérault. La D12 redescend jusqu’à Murat-s-Vèbre, en passant à quelques kilomètres du sommet des monts de l’Espinouse. Face à moi, les monts de Lacaune et leurs forêts de pins sombres affichent une solennité presque inquiétante sous un ciel confit de nébulosités confuses. Je traverse le barrage du Laouzas pour rallier la Salvetat sur Agout.
La Salvetat : j’hésite sur la route à prendre pour basculer sur le versant sud des Monts de Lespinouse : Col de Fontfroide par Olargues ou Col du Cabaretou par St Pons de Thomières ? Je choisis cette seconde option qui permet d’éviter la D908 entre Olargues et St Pons qui est certes agréable mais que je connais déjà très bien et que je trouve trop roulante. 
C’est donc parti pour le Col du Cabaretou, un spot connu et situé à quelques kilomètres seulement de mes terres d’enfance. Mais que je n’ai encore jamais emprunté en moto. C’est d’ailleurs un peu trop court à mon goût. Dans la descente, un faux point mort me surprend en pleine épingle et me fait tirer tout droit. Les freins couinent mais je m’arrête avant le muret. Je suis à un peu plus de 1000 kilomètres de virolos en 2 jours et demi, moto et bonhomme commenceraient-ils à fatiguer ? Je profite néanmoins des deux ou trois virages suivants pour reprendre confiance et je peux à nouveau rouler l’esprit tranquille jusqu’à St Pons où je m’offre un dernier café.

Cinq kilomètres d’une liaison nationale absolument abjecte et je quitte cet axe trop fréquenté et trop droit pour m’enfoncer dans les contreforts de la Montagne Noire.

La D920 est une route étroite, une de ces routes blanches sur les cartes Michelin, au revêtement parfois approximatif à cause des sévices hivernaux. La légèreté de la KTM se prête bien à ce genre d’itinéraire. Col de Serières, Ferrals-les-Montagnes, je longe la Cesse puis bifurque à l’ouest sur St Julien de Molières. La route se rétrécit encore comme on se rapproche de Minerve le long du canyon de la Cesse. Encore un itinéraire que j’ai déjà emprunté en courant à l’occasion d’un dimanche en famille dans le Minervois.

Petite pause photo au sommet d’une colline pour jouir du spectacle de la météo bipolaire : à l’ouest des nuages menaçants d’un gris intense à partir de la Montagne d’Alaric, à l’est, un ciel plus clément.

Je m’offre une pause éclair devant les vieilles pierres de Minerve encore au soleil.

La D907 va me permettre de remonter jusqu’à St Pons via Rieussec. Je me rallonge avec un aller-retour jusqu’à St Pons, seul endroit où je peux compter sur une station-service car je suis en réserve. Cette route entre Rieussec et St Pons est certes très roulante mais avec néanmoins quelques grandes courbes rapides où à défaut de la rigidité d’une Ducati, je peux quand même me faire plaisir. 
Un plein plus tard, demi-tour et me revoilà à Rieussec. Je bifurque sur une route minuscule qui s’enfonce à l’est. La D175 serpente à flanc de montagne : St Martial puis Belleraze. Ici c’est le paradis des chasseurs aux sangliers, je suis à moins de quinze kilomètres à vol d’oiseau de St Chinian, le village de mon enfance. La garrigue et les schistes ont remplacé les conifères et les parois granitiques du Haut Languedoc. Ce sont les derniers contreforts montagneux. Plus au sud, la vallée commence et s’étire sur vingt-cinq kilomètres jusqu’aux langues sablonneuses de Gruissan, Valras et le Cap d’Agde.

Entre St Martial et Coulouma, la route s’élargit à peine. Deux berlines peuvent à peine se croiser. Mais je suis seul. Le revêtement est lisse, accrocheur et propre. Une orgie de virages s’offre à moi et je me l’enfile comme un camé prend son shoot. La KTM virevolte d’un virage à l’autre, je n’ai qu’à pousser sur le guidon et à appuyer à peine sur les cale pieds. Je me goinfre comme un petit cochon. La D176 descend ainsi jusqu’à Donnadieu. Une route que je fais souvent en courant et que je connais bien. Mais en courant, on va moins vite et surtout on ne s’expose pas à un goudron passablement dégradé. Ni aux risques de glissades du pneu arrière. Car soudain ma moto chasse de l’arrière, l’amortisseur ne parvient pas à rattraper quoi que ce soit, il talonne et je me retrouve en perdition de l’autre côté de la chaussée. Le fossé se rapproche mais le frein moteur et un appui vigoureux sur le cale pied droit de la moto me permet de reprendre ma trajectoire. Le temps de reprendre mes esprits, quelques virages s’enchainent et j’arrive à Babeau. Je m’offre trois kilomètres de nationale pour reposer tout l’équipage. Arrivée à St Chinian après une journée de 10 heures et 512 km. 


Le bilan
Trois jours et 1252 km dont 1240 km de départementales viroleuses à souhait pour la plupart. Le physique a tenu le choc et m’a permis d’encaisser des journées plus chargées que prévues. Courir y est certainement pour un peu, la légèreté et la facilité de la Duke également.
A plusieurs reprises durant ce périple j’ai réalisé combien rouler à moto de la sorte m’avait manqué. S’offrir trois jours de route, seul, constitue une expérience en tous points enthousiasmante. On se sent en marge du quotidien, lâché dans une dimension nouvelle qui ressemble drôlement à l’idée du bonheur. Des moments rares, des bouffées de plaisir brut et sans filtre. La sensation devenue un luxe de se sentir vivant et même libre.
Je me suis demandé avec quelle moto j’aurais aimé accomplir ce voyage. Après ces trois jours, l’évidence de la 690 Duke R me saute à la gueule. Son monocylindre joueur et turbulent, sa tenue de route démentielle, son agilité diabolique en font une arme sur ce genre de routes. Difficile de rester sage à son guidon, même un moine bouddhiste finirait par péter un plomb. C’est un pousse au crime réjouissant, un remède efficace à la morosité. Capable néanmoins de se caler à un rythme tranquille grâce à sa position de conduite relâchée qui offre un confort inattendu. Le mal au postérieur ne m’a saisi que le troisième jour après 1000 km. Alors certes sur les portions plus roulantes, un peu plus de protection ne serait certainement pas du luxe. Des valises auraient également permis de ne pas m’encombrer d’un sac à dos et d’économiser davantage les cervicales. Mais l’argument ne me convainc même pas. Parce que pour moi l’essence de la moto c’est bien cela : un moteur, deux roues et un guidon. On y rajoute des virages et c’est Byzance. Simple et efficace. Comme la rencontre avec le bonheur. Celui que nos vies millimétrées et cadencées à l’excès nous font oublier. Et le plus difficile à admettre au fond, dans le voyage, c’est d’accepter qu’il s’interrompe. Une allégorie de la vie au fond...

L'itinéraire détaillé des 1252 km :
1 - L'arbresle => Le Bessat 
2 - Le Bessat =>Saint Martin de Valamas
3 - Saint Martin de Valamas => Montpezat Sous Bauzon
4 - Montpezat Sous Bauzon => Lagorce
5 - Lagorce => Génolhac



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